L'avance des mots par Caroline Bourdeix
Ce texte nous ramène à l'une des dernières séances de juin... Le thème était "briser le cercle". Je vous laisse découvrir comment l'auteure l'a décliné... Merci Caroline pour ce beau texte qui pour moi reproduit la magie d'une séance d'écriture. Carole.
L'avance des mots
Un bruit de savate traînée lourdement sur le sol traverse la petite salle de l’association dont la porte est restée grande ouverte sur la place. Il n’est pas loin de vingt heures, le mois de juin se termine, une chaleur caniculaire s’engouffre par l’ouverture. Au loin, quelques voix se perdent et nous laissent à notre solitude d’écrivant, penchés sur nous, sur la tâche à accomplir, tentant d’enfermer un peu de réalité sur une feuille de papier, tentant aussi, paradoxalement, d’en sortir.
Ce soir, le sujet c’est : briser le cercle. Pour étayer encore l’énoncé, quelques phrases sont jetées, des phrases très évocatrices, tout cela a un goût de libération que je trouve particulièrement jouissif. Ecoutez ça, vous allez comprendre :
« Merlin s’est enfin décidé à dire non à la Fée Viviane ! Quant à la grand-mère, elle lutte férocement pour ne pas être dévorée par le loup – cinquante fois suffisent ! »
En bref nous dit le sujet d’un ton plus sévère cette fois, « Le cercle de l’enchantement est brisé, l’emprise se fissure. » Puis il nous ordonne et nous explique avec tellement de pédagogie :
« A son tour, votre personnage se révolte. Il a cessé de croire aveuglément son dentiste et insiste pour bénéficier d’une anesthésie avant extraction. Il refuse…Il se décide…Bref, il renvoie son démon familier dans ses buts… Désormais, il ne sera plus tout à fait le même. »
Le sujet est tombé depuis bientôt une demi-heure et puis rien. Impossible d’écrire une seule ligne. Parfois, quelques relents d’urine se mêlent à l’air chaud qui investit l’espace où je laisse dériver mon esprit sans but. Je ne peux quand même pas terminer l’année en laissant une feuille blanche !
Je me concentre, me récite les phrases : Le cercle de l’enchantement est brisé. L’emprise se fissure. Je les écoute, les laisse me conduire, lorsque, contre toute attente, je décolle.
L’image me vient d’une écluse. Elle est figée depuis toujours, elle a oublié pourquoi elle était née, elle a enfermé l’eau qui lentement a croupie, qui lentement a désappris le goût du mouvement.
Puis les choses basculent… Je vois un torrent gicler d’une déchirure au centre de l’écluse. Incroyable ! L’eau est limpide et d’une puissance redoutable. Je la regarde se purifier et cueillir sa force au passage de la blessure étroite qui s’est ouverte avec les années sous le poids de l’eau fatiguée et malodorante.
Je goûte encore un peu de ce charme puissant qu’est l’imaginaire, me repais dans les derniers sucs qu’il libère, quand soudain, dans ce vacarme de satisfaction, comme une détresse se fait sentir, celle de n’avoir pu raconter d’histoire et mettre sur le papier un bout de cette réalité : des vrais gens avec des vrais corps, une vrai famille, un vrai boulot, un vrai chien, une vraie boite aux lettres au coin de la rue, une vrai belle-mère, toute la panoplie de la vraie vie quoi.
Je pense au cercle tout à coup et me revois ravie de leur lire à eux, mes acolytes, les écrits triomphants de ce fameux écrivain B S Johnson. B S, triomphant de toutes les entraves du récit pour nous offrir un écrit libéré du superflu, libéré du côté lissé de la vie, allant jusqu’à creuser des trous dans le papier pour nous dévoiler deux lignes prisonnières deux pages plus loin et ainsi nous proposer l’expérience d’une ouverture dans le présent pour deux lignes de futur, offrant au papier de devenir la chair de la vision, de l’intuition, du rêve prémonitoire, du désordre où les temps parfois oublient leurs places. C’est tellement bizarre la vie, pas du tout comme dans les livres, c’est un vrai bourbier la vie où tout se mélange. Un vrai bourbier, je vous assure.
Un bruit de savate trainée lourdement sur le sol accompagne la démarche pesante de l’homme qui vient s’assoir tout naturellement sur la chaise vide qui me fait face sous les regards stupéfaits du groupe.
Personne ne bouge, l’étonnement nous fige, une odeur nauséabonde se répand dans la pièce. Seule Elodie, notre animatrice semble encore vivante et lui bien sûr. Lui, car dieu sait comment il s’appelle… Dieudonné peut-être… Je n’ai rien contre les noirs … Mais… Ceux d’ici… Qu’est-ce qu’il fabrique ! Bon sang ! Il prend le sujet ! Et ça la fait rire en plus !
- Mais réagissez Elodie, je lui crie dans un mouvement de colère, vous voyez bien que c’est un gueux, un clodo quoi, il ne peut pas rester là.
Elle ne répond pas. Je remarque à son air absent qu’elle ne souhaite pas donner suite à ma proposition. Elle a repris son écriture au long cour, plus rien ne peut l’arrêter. Et lui aussi, figurez-vous. Ils sont à l’unisson. Lui de gratter furieusement le papier et elle de taper avec vigueur son clavier noir. Un rythme puissant les entraîne au large et nous on reste sur la berge, la bouche ouverte et le regard en berne.
Cette fois, c’est fichu, je me dis intérieurement, tentant d’oublier l’odeur pestilentielle qu’il dégage. Ce sera la feuille blanche. Cela me met hors de moi et je ne peux m’empêcher de tapoter la table pour distiller l’agacement qui s’empare progressivement de moi allant jusqu’à faire dodeliner ma tête sous la pression. Certains lèvent leurs yeux courroucés dans ma direction. Ils se retiennent, eux, tentent ils de me signifier ! Ils essaient même pour certains de reprendre le fil, s’imprégnant de l’attitude paisible voir même ravie d’Elodie.
Lui ne lève jamais les yeux. J’en profite pour le détailler. Plutôt solide le garçon, je me rends compte, en parcourant l’envergure de ses épaules. Puis je ne peux m’empêcher... Je ne le détaille plus. Un vrai coup de taureau je me dis, et des bras! A ce moment-là, une image me détrône pour de bon. Je ne suis plus Elisabeth, la vieille dame « so british » de l’atelier d’écriture. Je suis une vieille domestique dépravée aux mœurs totalement dissolues.
La villa est luxueuse. Sur les hauteurs, une vue plongeante dévale une végétation luxuriante jusqu’à la mer, turquoise, miroitante sous les rayons du soleil. La Sardaigne peut être…A la porte de sa chambre, dans l’entrebâillement, je m’exécute… Elle aime qu’on la regarde ! Le corps de l’homme est noir, sculpturale, il s’agite dans un va et vient vigoureux, je ne vois rien d’elle hormis ses jambes lourdes qui le saisissent. Le jardinier peut être, à moins que… Non, elle n’oserait pas !
- Nous allons passer à la lecture entonne gaiement Elodie avec un petit sourire à peine retenu. Si vous voulez bien commencer poursuit-elle en l’encourageant du regard.
Quasiment cramponnée à ma feuille blanche, je me dis, Ah ! L’imaginaire une fois de plus ! Puis je pense, le cercle, briser le cercle… Mais il est trop tard et je retombe à l’instant, dans un bruit tonitruant de réalité, au goût de viande fraiche jetée lourdement sur l’étale d’un boucher.
Et lui, pas démonté pour un sou, il sourit, il se tortille un peu, se gratte le crâne qu’il a presqu’à nu. Le plaisir le démange de parler. Ça se voit. Il le respire. Il attend encore un peu que tous les esprits soient réunis dans l’attente unique. Ça marche. Nous respirons comme un seul homme, suspendus à ses lèvres de conteur. Alors il incline la tête vers ses feuillets et commence à raconter. A raconter comment il nous écoute depuis le premier jour de l’année, comment ça lui est venue, cette envie de venir nous rejoindre, comment dans son pays on pratique l’atelier d’écriture.
Du flot de ses paroles, quelques-unes restent en suspension : « sans crayon » « sans papier ».
Alors, je me prends à penser à tout ce qu’il leur manque là-bas.
« Sans papiers » répète-t-il en levant vers nous son sourire aux mille dents. C’est la première fois qu’il redresse la tête. Un petit rire le parcourt. Il ondule sur sa chaise comme pour étaler le plaisir le long de son corps et poursuit. Alors seulement, je commence à entendre au-delà des mots, la lame qui tranche, le balancement de la mer et je glisse mes pieds peints dans le cuir rugueux des babouches, tout étonnée de sentir les vibrations de la terre. Parfois les mots se redressent et cognent comme les poings d’un boxeur ou chutent, fluides, des larmes entre ses doigts. Suspendus à ses lèvres, nous attendons, son visage est grave, si grave, on dirait qu’il compte les cadavres, le ton est à l’achèvement, mais il poursuit et nous raconte comment, dans tous les pays, la voix cueille le quotidien et le soulève un peu. Comment, cette légère hauteur, on la retrouve dans le balancement discret de la marche du conteur. Et là, à notre grand étonnement, loin de l’atmosphère poétique dans laquelle il vient de nous faire voyager, il se met à développer une théorie totalement farfelue selon laquelle la différence de taille entre les deux jambes, cet écart avec la perfection, unique chez chaque être humain, serait, chez le conteur, à l’origine de son style. Style engendré, non par l’écart mesuré entre les deux jambes mais par la compensation de cet écart, en somme, par la faculté inhérente à chaque être humain de compenser l’imperfection du réel, ou pour aller au plus simple de faire avec. Et faire avec, nécessite à l’en croire, une forme d’acrobatie qu’il pense pouvoir nommer style littéraire, style lui-même contenu ou illustré par la démarche du conteur.
Et là, avant d’avoir eu le temps de dire ouf, un tonnerre d’applaudissement les soulève de leurs chaises, sauf moi. Je suis sous le choc, je regarde la peau fripée de mes mains où courent de vilaines taches brunes et je mesure les années d’efforts accumulés pour comprendre enfin qu’écrire c’est raconter une histoire et je me dis que celle-là, c’est sure je la raconterai et même sans honte, je lui dédicacerai. Je suis une vieille dame retenue de bien des manières mais parfois il est bon de se dire « Il est temps. »
Peut-être, vous étonnera-t-il d’apprendre qu’il m’a fallu pas moins de deux jours pour ficeler ce petit récit ? Surement vous étonnera-t-il plus encore de savoir que je suis devenue terriblement amie de ce présumé Dieudonné, de son vrai nom, Charles Mouila, qui m’offrit en retour, ce petit poème doublé d’une remarque très étrange : Les mots ont toujours de l’avance sur nous.
Poème de Monsieur Mouila Charles écrit dans la nuit du 2 septembre 2012 exclusivement réservé à Mme Elisabeth Baldwin.
L’avance des mots
Des mots qui me tombent des mains.
Des mots qui ne sont pas les miens.
Des mots déterrés à la hache.
Des « mots souliers », trop petits pour la marche.
Eclatés devant moi, des « mots bâtons de marche »,
une armée de rosiers poussée sous les silences.
Et parfois, des « mots bêtes » que j’attrape par la peau du dos,
Des « mots pattes en l’air » aux mouvements circulaires que je suspends jusqu’à la fulgurance,
pour que les « mots jouets », remontés comme des pendules crissent sur le papier.
Puis ma plume en travers, une route barrée et des mots arrêtés jusqu’à l’amoncellement,
au pied du trait épais de mon sourcil froncé.
Alors, défaire la montagne et choisir.
Choisir les mots du miroir brisé, du brisoir frisé.
Rire des mots qui s’habillent à l’envers.
Tout défaire et se taire et surtout, taire le silence.
Caroline Bourdeix, juin 2012.