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ADRA

Monologue de sourds par Karima Hadjaz

24 Juin 2010 , Rédigé par L'équipe de l'Adra Publié dans #Mots de l'Adra

Prologue

 

Le public attend depuis un moment. La pièce est immense. Un brouhaha d'impatience se fait entendre. Ils sont venus voir cette pièce dont le titre est «monologue de sourd».Le titre en dit long.

Un fracas. Les sons s’envolent. Les lumières se tamisent et le silence s'installe.

Attente.

Le temps se déroule. Une minute, deux minutes....une éternité. La tension monte mais ne s'entend pas.

Soudain un spot de lumière se promène sur la scène. Un espace vide, aucun mobilier, aucun décor n'apparait.

Seul un grand miroir allongé joue avec la lumière et un parapluie fermé se tient droit contre le mur. Au fond, à gauche il semble y avoir un corps assis, recroquevillé, inerte et enveloppé. Un mort, un sans papier, un mendiant, une larve se disent-ils?

Le public attend, agacé, peut être même inquiet. Les souffles sont coupés.

Quelques secondes d'attente encore puis un mouvement de ce corps vient ébranler la tension régnante.

 

Le corps remue. Un murmure lointain se fait entendre. Sourd. Le public relâche un peu sa tension, rassuré.

Mais pas complètement. Les gorges sont un peu nouées.

 

ELLE: on dirait que j'ai dormi une éternité (elle baille bruyamment en retirant sa couverture). J'ai les jambes lourdes, on dirait que j'ai du plomb. Quel poids! Va falloir que je m'explique, encore!! Cela doit avoir lieu aujourd'hui. Il vaut peut être mieux que je reste encore au lit. Non, je dois tout dire et surtout ne rien omettre, ne pas mentir. Je dois essayer d'être dans la vérité de moi et non dans la démonstration d'un soi-disant soi. Je me mets à philosopher maintenant. Faut croire que j'ai avancé. Réfléchir chez nous est un luxe dangereux et même déraisonnable. Ah ce mot raisonnable(elle se lève brusquement et laisse tomber à ses pieds une vieille couverture). Je suis épuisée ce n’est pas croyable, j'ai dormi 14 heures à la suite, peut être 14 ans même (chuchote t-elle tout bas)et j'ai l'impression d'avoir fait un marathon (elle secoue ses membres).

Bon cela va être difficile pour moi de le dire mais je crois que maintenant je n'ai plus le choix. Pour une fois dans ma vie je vais être forcée par la force des choses. Ça va faire mal à tout le monde mais ce qui compte c'est moi. Ma vie. Toute ma vie je me suis économisée. Je n'ai pris aucun risque. Je n'ai fait aucune erreur aux yeux des autres. Mais à mes yeux à moi alors! Qui est-ce qui se regarde dans le miroir tout les matins pour ajuster son regard, sa coiffure, sa vision, son horizon et sa perspective....hein! Oui c'est moi (en dirigeant son regard vers le public).

 

Le public est là bouche bée, elle leur parle. Il ne s'y attendait pas. Aucune réponse.

 

Ne vous inquiétez pas, je n’attends rien de vous, j'ai pris une décision, et j'ai besoin de silence pour l'instant pour mieux entendre (elle laisse le silence s'exprimer).Vous entendez ces bruits et ces mouvements ? Non, vous n'entendez rien. Vous ne voyez et n'entendez que ce qui se présente à vos yeux. Eh bien moi j'entends plein de bruits à l'intérieur de mon esprit, de mon corps.

Le public est toujours perplexe.

(Elle tend l'oreille dans leur direction). J'entends aussi plein de bruits dans cette salle. Ça en devient assourdissant!!

Non vous n'entendez toujours rien. Peut être que vous êtes sourds même aveugles à votre langage. Je vais vous dire moi ce qui remue à l'intérieur de mon corps. C'est un bébé qui veut vivre et qui va naitre sous vos yeux

Le public semble curieux, des petits brouhahas se font entendre.

 

(Elle fait quelques pas pour se dégourdir dans ce petit espace vide. Elle ramasse le parapluie et l'ouvre.)

 

Un bruit dans la salle résonne.

Quoi ? Je devrais m'abstenir d'ouvrir ce parapluie. Cela porte malheur je crois. Ce n’est pas raisonnable. Eh bien nous allons voir.

Vous êtes superstitieux. J'en étais sûre! Moi aussi je le suis enfin, je l'étais. Mes parents m'ont appris à avoir peur de tout. Alors il fallait faire attention à ne pas mettre les pieds sur une grille d'égout, attention les démons vont vous attraper le pied (elle fait un saut pour imiter l'évitement de l'égout).Ah ah Vous ne m'aurez pas (en parlant aux soi- disant démons des égouts). Puis ne pas dire, ne pas parler de ses rêves, de ses projets, de l'avenir, de nos ambitions...surtout pas à qui que ce soit...sinon ils vont être jaloux et cela te portera malheur et tes projets ne se réaliseront pas. Attendez j'en ai une autre, quand tu es une femme enceinte surtout.... (Elle fixe son regard sur une jeune femme au premier rang qui semble porter un bébé dans son ventre) faites attention à détourner votre regard des images affreuses madame, sinon votre bébé risque d'être laid. Vous y croyez vous, (en s'adressant à cette femme, et puis faisant dos au public).Une autre encore, vous connaissez cette idée de mettre un couteau sous le lit du nouveau né pour le préserver du mal ?

Bon je ne vais pas vous raconter comment des vies ont été dirigées par ces superstitions mais faut savoir que ceux-là mêmes qui les ont inventés avaient très peur d'eux-mêmes alors ils ont fait sortir leurs peurs et ils les ont mises dehors, sur les autres, les choses..... Enfin je parle bien sûr, d'abord de mes parents. Ce sont eux qui m'ont éduquée avant tout. Ils croyaient que cela me protégeait mais en fait j'ai eu de plus en plus peur, de tout et de rien. A chaque fois que je faisais quelque chose je le faisais en fonction de ces croyances. C'est terrible non, de dépendre de cela pour exister! Ces rituels ne me rassuraient pas, ils m'enfermaient. Ils me maintenaient dans un chemin sans nulle possibilité d'en échapper. Ce n’est pas ça la vie. La vie ce sont les expériences bonnes et mauvaises, c'est l'imprévu à gérer, c’est le bonheur de ne pas encore savoir ce qui va nous arriver... (Elle s'élance en sautillant sur la scène, son parapluie sur la tête, légère).Oh il pleut, y a des flaques de partout. C'est ça la vie, créer, imaginer, inventer!!

J'aime la pluie, elle est douce, rafraichissante et enivrante. Elle a le don de réveiller les sens et de nourrir mon âme. Elle est généreuse, abondante, presque maternelle. Un soir que je rentrais à la maison ma mère m'a demandé où j'étais. Je lui ai répondu : «Sous la pluie», «Oui mais où ?» J'ai insisté : «Sous la pluie maman!» Elle ne m'a pas crue. Qu'est ce qu'il lui fallait de plus, j'étais trempée....

Il lui fallait toujours plus. Moi je me disais à ce moment là que la simple réalité des choses ne lui suffisait pas, il fallait que je lui dise ce qu'elle voulait entendre pour avoir l'occasion encore de me faire peur.

Silence dans la salle. Pause.

J'avais peur en vérité.

(Elle tourne sa tête en direction de ce miroir). Faut que je me lance et que je dise tout. Je suis là pour ça. Je dois m'obéir et arrêter d'obéir à mes parents, à cet autre moi. C'est cela grandir et être adulte non! Se détacher des autres, se différencier, s'individualiser....

Oui ?

D'abord il faut peut être que je vous raconte ma vie, enfin cette vie que j'ai laissée en quelque sorte modeler, façonner. Ah non je ne dis pas que je ne suis pas responsable, ne croyez pas cela, je dis juste que je n'avais pas le pouvoir sur ma vie. Y avait toujours quelques choses qui me retenaient. Imaginons, que j'étais un nénuphar. Nénuphar avec un « f » ou un « ph », ça s'écrit comment au fait? C'est important les règles. A l'époque c'était la guerre des nénuphars. Le «ph» l'a emporté car avec un «f» cela faisait une faute. Bref, j'étais un nénuphar flottant au gré des mouvements de l'eau, d'apparence paisible... De temps en temps de grosses fleurs embellissaient mon antre. J'étais encore plus belle....Mais ce que vous ignorez c'est que le nénuphar est une plante liée, attachée par dessous par des tiges plus où moins longues que l'on ne voit pas au premier abord. Et ce que vous ignorez aussi peut être c'est que sous l'eau il y a un tumulte étrange mais qu’on n’entend pas quand on regarde depuis le bord de la mare. C’est vrai la surface est toujours calme. La façade, les apparences, vous commencez à comprendre ? (Du doigt elle fait des cercles autour de sa tempe). Eh oui j'étais comme un nénuphar avec un «f», car j'étais soutenue par la « faute ».

Le public attend.

La faute à qui, à quoi? C’est cela que vous vous demandez ?... Ben à la culpabilité.

A nouveau une pause. Le temps de digérer.

La culpabilité c'était ma nourriture pour grandir. (Elle pose son parapluie au sol mais le laisse ouvert). Il ne pleut plus...vous sentez ce soleil qui caresse gentiment notre peau après la pluie et cette odeur de terre mouillée ? (Elle ferme les yeux et attend là quelques instants). C'est bon! Allez, fermez vos yeux et sentez.

Le public semble se concentrer sur sa respiration.

Je parle, je parle beaucoup...c'est normal, je deviens une nymphe et une nymphe en métamorphose est volubile, elle s'étire, s'allonge, s'exprime, se déploie. Mais je sais, si je veux être honnête avec moi-même, eh bien je vous dirai que je suis encore un peu attachée mais sachez que lorsque j'aurai tout dit ou du moins l'essentiel, je serai un papillon léger et libre.

(D’une voix basse à elle même).Je vais vous raconter une autre histoire qui en fait est la même que je suis en train de vous raconter. C'est cette histoire qui m'a beaucoup secouée. J'allais mal (Elle marche de long en large sur la scène)... Je vivais avec ma famille, mes enfants, mon mari. Je pensais que j'étais heureuse. Mais en fait pas vraiment. J'avais l'impression de vivre avec eux mais sans moi. C'est bizarre comme idée. Mais en fait non, ce n'est pas bizarre. Plus mes enfants grandissaient et plus je me rendais compte que moi aussi je m'élevais. L'autre, mon mari, que j'avais choisi, somme toute... eh bien lui il était devenu un étranger, un autre. Je grandissais, je devenais moi et lui restait à sa place. Une place chèrement acquise, mais sa place. Il ne bougeait pas, ne cherchait pas à grandir. Puis un jour (elle fait une virevolte sur elle même)… plus rien. Nous étions devenus étrangers l'un pour l'autre. Je vous passe bien évidemment tous les détails, mais c'est classique comme situation. Bref, dans ces moments d'incertitudes, de doute... je sombre. Je ne comprends plus rien. Comment peut-on ne plus aimer un être qu’on a adoré, aimé et choisi?

(Elle s'assoie sur le bord de la scène, face à un public attentif. Elle le regarde, le fixe). Oui c'était ma grande question.

Fallait oui, que j'explique ça à mes parents. Vous allez me dire «mais cela ne les regarde pas», ben si. Ne vous inquiétez pas je ne vais pas pleurnicher. Je me suis assez vidée de mes larmes, le puits est asséché.

 

(Elle élance son regard dans la salle et fixe les regards qui s'accrochent à elle. Ses pieds ballants dans le vide font un mouvement de balancier. Ses bras tiennent le bord de la scène comme pour s'accrocher encore et éviter la chute).

 (Elle attend).

 (Elle finit par se lever en soupirant légèrement. Elle murmure dans sa barbe des mots).

Là, tout près, à sa droite, des gens éclatent de rire.

(Elle se tourne vers eux).

Vous avez entendu ce que j'ai dit. Eh oui c'est le reste des prières d'antan, encore des restes des rituels.

(Elle se dirige à présent vers le long miroir. Se poste devant lui).

Tu m'attends, toi. Tu veux me voir, me déshabiller devant tout le monde. Je suis là pour cela ne t'inquiète pas. Tu vas pouvoir avoir ton rôle et réfléchir mon image. Mais cela restera une image, sache-le. Regarde tu m'obéis, au doigt et à l'œil, tu n'as ni personnalité, ni vérité. Tu reflètes ce que tu vois sans réfléchir justement. C'est quoi la réalité? Une image, une représentation... la matérialité? Mais là sur toi rien n'est matériel, tu n'es que chimère, une invention?

Moi aussi j'étais une invention. Mais aujourd'hui j'ai décidé de me créer, de m'enfanter.

En fait tu es ma mère, tu ne prends que le visible de moi. Tu ne cherches pas à voir où à savoir ce qu'il y a à l'intérieur. Tu es superficiel, trompeur et même quelquefois puéril.

Bon (elle se retourne et s'adresse au public déconcerté et embarrassé), le temps est venu pour moi de te parler, Mère.

Je pars. Je quitte mon mari.

Silence.

Je le sais j'ai des enfants et ils ont un père. Je n'ai plus d'amour pour lui, pour cette vie là qu'il m'offre. Je l'ai choisi oui tu me l’as répété cent fois...mais je choisis aujourd'hui de partir. Je suis malheureuse.... je ne peux pas? Je te répète que si. Je suis une adulte, responsable et j'ai la tête sur les épaules. (Elle se tient les épaules, l'image sur le miroir renvoie une image déformée où ces épaules se rabaissent)... Elles sont lourdes tu sais maman. Je veux les alléger un peu. Ça fait mal. 

(Lasse) Oui je le sais maman j'ai tout, des enfants (elle semble compter sur  ses doigts à mesure qu'elle énumère), une maison, un mari gentil qui sait changer les couches, qui travaille, qui ne boit pas, ne se drogue pas..... Je sais que tout cela c'est important pour toi. Mais pour moi est-ce que tu sais ce qui est important? Hein!

Ne pleure pas maman, ce qui est important, c'est mon bonheur. Je te le dis.

(Elle revient vers le public et l'interpelle).

Vous n'allez pas me voir pleurer. J'ai assez donné. Mais vous, ne vous gênez pas si l'envie vous en vient. (Elle fixe un fauteuil vide et s'adresse à une soi-disant personne invisible). Tu t'es bien installée pour voir ta métamorphose? Tu as raison tu as choisi la bonne place, quelquefois faut savoir prendre de la distance pour mieux comprendre. (Elle retourne face au miroir.) Ah ah tu m'attendais. Je suis là Maman, je reviens pour te dire que j'ai décidé de me séparer.

Non je ne suis pas ensorcelée Maman. A chaque fois que quelque chose ne va pas, on appelle «Mamadou», le marabout protection contre le mal, désenvoutement, Mr Mamadou résout tous les problèmes familiaux, de séparation...etc.»

Un rire se fait entendre dans la salle.

(Elle tourne son regard vers les éclats).

Vous connaissez cela vous....Oui je ne suis plus ensorcelée en fait.

Comment peut-on croire à cela? Peut être toujours cette peur encore et encore. Non, c'est une question de responsabilité, c'est tellement plus simple de croire que nous ne sommes pas responsables de ce qui nous arrive. C'est L'autre, le démon, le mal quoi! Mince alors, arrêtons cela !! Et puis le destin c'est cela aussi, n’accepter le destin que lorsque tout va bien, c'est pénible ! Divorcer aussi c'est le destin, hein Maman! Pourquoi tu n'acceptes le destin que lorsque cela t'arrange?

Moi tu vois j'en ai assez, je suis fatiguée, je veux être moi. J'ai le droit, non, de penser à moi, à ma vie, à mes rêves ? Mes enfants, que vont-ils devenir? me demandes-tu. Ils vont grandir Maman, avec une maman heureuse, en accord avec elle même, qui fait des choix et qui les assume. Faut faire confiance aux enfants, ils sont capables de s'adapter, et puis ils ont toujours un père. Je les protège des disputes, du désamour..... Je veux qu'ils grandissent dans la vérité des choses, en tout cas leur propre vérité. D’ailleurs qu’est ce que je leur transmets de l’amour en restant avec un homme juste parce qu’il est leur père ?

Tu ne m'écoutes plus, tu penses déjà aux gens et à ce qu'ils vont penser. Sache que je ne vis pas pour les gens. Leur regard, leur avis ne m'intéresse pas. Toi, si tu vis par le regard des gens, c'est ton problème. Moi je me fiche de ce que l'on pense de moi. Ce qui importe, c'est ce que moi je pense de moi.

Une pause. Un silence dans la salle.

 

Tu vois (elle dirige son corps vers le fauteuil vide)... personne ne te voit. Tu es là assise, à attendre d'apparaitre. Moi je te vois, puisque tu es l'autre moi, celle que j'abandonne. Tu es ma mue, muette.

Le public au fond se lève pour regarder la place vide.

 

Attention vous risquez de perdre votre place! Non je blague.

(Elle revient devant le miroir). Je t'ai manqué, hein !

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