Vues d'Antigone par Carole Menahem-Lilin
La première vision que j’ai eue du quartier ? Une construction mussolinienne, faussement grandiose. Il faisait clair, trop clair. Le ciel était trop bleu contre le blond des murs. J’avais mal au cœur.
Et puis… et puis, y vivant, de l’aube à la nuit j’ai appris ce qui vient en déranger le pesant ordonnancement.
La lumière d’aurore qui s’envole sur les façades, et en fait de grandes femmes blondes aux bandeaux sages.
L’ombre odorante des pins et des cyprès, place du Millénaire, le balancement de leurs cimes, leur arôme plus intense quand il
pleut, les volettements autour des nids qu’ils abritent.
Sous les arcades les amoureux qui s’attardent, les retraités qui discutent devant les portes en revenant des courses.
Les terrasses de cafés, de restaurants, qui étendent loin leurs mille pattes de chaises et de tables.
Le ballet des promeneurs de chiens.
Le ballet des voitures balais.
Le ballet des autos qui, jusqu’à onze heures, ont le droit de circuler sur les places, croisent au pas les cyclistes et les piétons, se garent entre les pins.
Les chats qui rôdent à l’aplomb des murs ou s’aplatissent, aux aguets, sous un arbre. L’interrogation grave des chiens : ce tronc là ou celui-là ?
Les enfants qui traversent la place, en route pour l’école et le collège. Les préadolescents qu’on croise toujours à la même heure et qu’on voit grandir de 10 centimètres en quelques mois. Le sentiment de leur dynamisme, de notre immobilité.
Les commerces qui s’installent, ferment leurs portes, renaissent.
Deux pizzas pour le prix d’une. Et trois, cinq ou sept places pour l’image d’une, puisque dans l’esprit elles ne forment qu’une entité au nom partout errant, quoiqu’inscrit sur un seul trop court boulevard : Antigone.
Antigone toujours jeune, Antigone éternelle…
L’Antigone Café, justement, puisqu’à défaut d’éternité il est l’heure du « petit noir ». Un jazz léger, des fauteuils confortables, la lecture de Libé, de la Gazette, du Canard enchaîné, et l’arôme déchaîné du café qui danse jusqu’aux narines.
Le marché qui, le mercredi, transforme les places Millénaire et Nombre d’Or en territoire flottants, vêtements volant au vent, épices et senteurs de fruits, de miel, camions manœuvrant sur les dalles, sourires pressés, trésors dans les caisses entassées, rencontres mouvantes.
L’épicerie où se retrouvent, après la sortie de l’école, parents ou grands-parents, précédés par les bambins : les premiers viennent pour acheter une tranche de jambon, les seconds pour lorgner sur les bonbons. Les bavardages à bâtons rompus autour de la caisse. Le petit tabouret que Sophie, la précédente épicière, avait installé pour les personnes ayant du mal à rester debout.
Rahmat Rhafigi qui tient salon de peinture en plein air, devant l’ADRA, son chapeau de paille bleu et son sourire sous la moustache. Fari qui traverse la place de son pas pressé et vient porter la paix elle qui, trop affairée, en jouit si peu.
Le réseau des places forme village, on se connaît puis (déménagement, réaménagement) on ne se reconnaît plus. Demeure longtemps, en suspension dans la lumière, le goût de ce qui fut (ces Mille et une feuilles d’or qu’on a savourées lentement, au gré des voix et des notes, merci Salima.)
S’extériorisent tout aussi puissamment les vies nouvelles. Autres saveurs, cannelle glacée, Chocolat Turquoise, curiosités éveillées, usages festifs qui s’inventent là, dans cet espace qui n’est ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans.
Sous le bras auguste du Poséidon, danses sauvages des plus jeunes sous les jets de la fontaine, quand la Place du Nombre d’Or se transforme en plage citadine. Les serviettes qui fleurissent les dallages. Les nourrices qui s’installent là avec leur poussette. Les mères qui se postent aux terrasses – glaces ou sodas pour les enfants. Les pigeons et moineaux qui se disputent les frites tombées. Les touristes et leurs appareils photo, leurs exclamations mouillées en anglais, espagnol, russe ou néerlandais. Les jeux de ballon, les entraînements presque réguliers de foot après la classe, les platanes dominant les envois. Le regard des fenêtres surdimensionnées. Le sentiment d’être arrêté dans l’un des nombrils du monde. Les hauts murs arqués semblent vouloir se rejoindre, verticalement par leurs couronnes, horizontalement par encerclement. On aimerait bien voir le temps faire cercle, lui aussi, se rejoindre et recommencer.
Mais le flux des trams ne cesse pas : passages bleus, passages blancs, toujours de nouveaux passants pour débarquer là et s’égayer – par les Echelles de la ville vers l’antre du Polygone ou, leur tournant le dos, vers les terrasses paisibles qui prolongent les petits restaurants. Au-delà des platanes, au-delà des pins et des cyprès, ils apercevront Diane la blanche, puis, si par chance l’automne pointe, les nuances incroyables des érables ornementaux, place de Thessalie. Lèveront-ils les yeux vers leurs fruits intrigants, dorés, secs et hérissés d’aiguilles qui ne piquent pas ? Ils ne manqueront pas en tout cas la fontaine, son bassin au centre duquel s’érigent trois hommes musculeux, au visage étonné. Si Poséidon là-bas a perdu son trident, ici l’un des membres du trinôme a vu sa main de bronze démontée et est resté ainsi, tendant à l’univers le gouffre noir de son bras – désespoir ironique, parfois comblé par une bouteille de bière dont le goulot luit au soleil.
Dans cette fontaine là aussi, l’été on se baigne, ou on marche, vite, sur son rebord, on en fait plusieurs fois le tour avec, plaqué sur le visage, selon l’âge un sourire triomphant quoiqu’un peu tremblant, ou une expression tranquille, presque détachée – c’est facile, regardez ! Oui c’est facile, tant que ça ne glisse pas.
Je garde le souvenir des différentes sortes de revêtements qui ont habillé la place, le bruissement du gravier sous les pas – que j’entends toujours quand j’y passe, alors qu’il n’existe plus. Mais j’aimais ce bruit qui faisait concurrence au souffle des nuages. Eux aussi, les passants, marcheront dans le souffle des nuages, se confronteront à ce courant d’air qui ne cesse pratiquement pas. Ils apercevront le Lez au loin, s’interrogeront sur la porte de verre géante qui, sur la rive d’en face, reflète le vertige du ciel. Ils longeront, comme sur des quais invisibles mais bordés de palmiers bien réels, le vaisseau de la piscine, le paquebot de la médiathèque…
La piscine dont ressortent naïades ressourcées et sirénaux affamés ; la médiathèque dont, comme d’un voyage apaisant, le mercredi reviennent les familles détendues, aux sacs remplis de livres et de BD – et devant laquelle, le dimanche à 14h30, les étudiants par groupes attendent l’ouverture des portes. Le ton intime des voix qui parlent à leur portable, un visage qui s’éclaire quand on voit arriver celle ou celui à qui justement l’on se racontait... et qui vous fait signe là-bas, en dépassant le Dionysos jouant de la flûte…
15 heures : devant les gradins semi circulaires, l’espace a été transformé en piste de démonstration improvisée pour vélos acrobatiques, tandis que les accros de rollers ont installé, à l’aide de petits cônes de plastique colorés, des parcours zigzaguants.
16 heures, des gens s’installent sur les bancs de pierre de la place du Millénaire et du Nombre d’Or, des gamins cheminent en équilibre sur les murets blancs.
17 heures, une foule détendue, au réseau lâche, expérimente là l’ivresse des grandes artères, boulevards ou champs Elysées qui seraient devenus piétons.
18 heures, le crépuscule illumine les arcs et les jets d’eau, les fenêtres clignent comme des miroirs sur-dimensionnés, qui haut placés ne reflètent qu’un ciel enfantin dans son intensité.
19 heures, les joueurs de guitare, discuteurs de mondes, redresseurs de torts et grands pourfendeurs de bouteilles de bière, s’apprêtent à tenir salon sur les bancs, parfois jusque loin dans la nuit.
Ah, la nuit… Des chanteurs d’opéra se révèlent à deux heures du matin, et leur chant s’amplifie dans ce couloir transformé, par le silence, en caisse de résonance. Les disputes et rigolades sont magnifiées par le même mystère acoustique. Des tragédies se jouent parfois là, à deux pas du tram, entre les deux fontaines.
Antigone a l’âme d’une arène, c’est un théâtre. Pour peu qu’on se laisse prendre au jeu, en traversant les ombres et lumières plus contrastées qu’ailleurs, on y devient acteur d’une vie prêtée, un peu factice, où la voix résonne, où le geste s’étend. On se surprend à redresser le dos, à rire fort, à esquisser un pas de danse, à faire se cabrer son vélo comme un alezan de métal, à faire des huit sur sa moto pour faire s’envoler la poussière et le sable, à lancer le ballon plus haut que les cyprès, et parfois à jeter sa vie par-delà.
Mais, quoiqu’il arrive, le lendemain le jour se lève, venant laver la ville. Les goélands reviennent se poser sur les toits, les pigeons roucoulent sur les branches, les chats depuis les fenêtres les guettent, au-dessus d’eux des draps dépliés viennent battre, un instant, comme de muets applaudissements.
Carole Menahem-Lilin, mai et juin 2010
reportage photo: Novakélei