Antigone à Montpellier par Antonia Contreras
Antigone à Montpellier, le court jamais tourné
Première scène
(dans les bureaux de l’Agence Immobilière “XXIème siècle”, à Montpellier. Vue en plongée sur les têtes de l’Agent Immobilier et de la Narratrice)
L’Agent Immobilier: - J’en ai un à vous proposer qui répond, je crois, à toutes vos attentes. Il se trouve dans le quartier d’Antigone.
La Narratrice (se parlant à elle-même ; gros plan de son visage muet): - Antigone! Encore elle! Celle de mes 17 ans… (à l’Agent): - Il se trouve où ce quartier? Pas très loin du centre historique j’espère…
L’Agent Immobilier: - Mais pas du tout loin! Vous voyez où se trouve le Polygone?
La Narratrice (se parlant à elle-même, en très gros plan) : – Antigone, Polygone… tiens, encore du grec, et même ça rime… (avec un léger balancement de la tête): “Nous allons à Antigone/passant par le Polygone”; Antigone, la sacrifiée, Polygone de tir, terme militaire… mais tais-toi et écoute monsieur l’Agent Immobilier! (à l’Agent): - Oui, je vois, le centre commercial…
L’Agent immobilier: - Et, bien, c’est juste derrière, vous pouvez vous rendre à Antigone en passant par le Polygone, vous-voyez? Ça rime…
La Narratrice: C’est bien ce que je me disais… (très gros plan de l’œil amusé de la Narratrice)
L’Agent immobilier: - Je vous donne rendez-vous demain à 9.30 h. à la place de la Comédie, à côté de la fontaine des Trois Grâces. Vous ne pouvez pas les rater!
La Narratrice (se parlant à elle-même, en voix en off, sur un zoom arrière très rapide de l’Agence et du vieux Montpellier, jusqu’à retrouver la carte Google de l’Europe) :
– Voyons, les Trois Grâces, je ne peux pas les rater… c’est facile à dire… euh.. Euphrosyne, l’harmonie, Aglaé, la joie, et Thalie, l’amour, à moins que ce ne soit, Aglaé, l’harmonie… regarder ce soir sur internet… ( l’Europe apparaît à la fin encadrée dans un écran d’ordinateur, qui s’éteint avec un fondu au noir).
Deuxième scène
(travelling à travers la Comédie, que la Narratrice traverse comme la plupart sans s’arrêter)
(voix en off de La Narratrice se parlant toujours à elle-même): -La Grèce, encore la Grèce!
Je suis sortie de l’Agence sur un nuage, peut-être blanc à l’origine, mais, signe des temps, truffé de poussière volcanique… Le noir et le rouge de Santorin, île volcanique, île cratère d’un volcan qui fit éruption jadis…
Ma première expérience en Grèce, le cours de grec moderne à Santorin, ma première désillusion des illusions…
Ma Grèce préférée, celle qui survit aux catastrophes, que ce soient les Perses, Rome, les Turcs ou la Dictature des Colonels, ou encore, signe des temps, la Crise économique que peut être on appellera plus tard la crise “Ey !”, du nom d’un volcan innommable …
Ma Grèce préférée, celle que j’ai cherchée inutilement autour du Parthénon, où les trois Grâces se promènent par centaines en short et lunettes de soleil, celle que j’ai cherchée en vain auprès de hommes grecs, tel ce jeune Mercure que j’ai croisé sur une route à Naxos…
(travelling vers le ciel bleu de Montpellier et flash back sur un ciel grec et une route secondaire, en plein été, sous un soleil implacable ; plan « très grand ensemble » avec au loin Le jeune Mercure et la Narratrice qui se croisent sur la route secondaire et s’arrêtent)
(zoom avant sur leur conversation)
Le Jeune Mercure : (sourit à la Narratrice) – Hello!
La Narratrice: (avec un effort linguistique) : Ti iparxi? Qu’arrive-t-il?
Le Jeune Mercure : - Tipota den iparxi! Rien n’arrive! Seulement, aller tous les deux ensemble à la plage?
La Narratrice (le regarde d’un air désappointé): - Oxi, kalo proï! Non, bonne journée.
(elle se remet en marche tout en se parlant à elle-même ; plan fixe de son image de dos qui s’éloigne) - Ah, rien n’arrive! Cette Grèce là, ma Grèce préférée, celle de mes lectures du Lycée, d’Antigone emmurée, je ne la retrouve jamais.
Cette Grèce-là…
(fondu enchaîné sur la Fontaine des Trois Grâces, auprès desquelles l’Agent Immobilier retrouve la Narratrice).
La Narratrice (se parlant toujours à elle-même, avec caméra en rotation autour des Trois Grâces) -“Trois colombes rouges dans le ciel / Avec les gestes et les traits / De ceux que nous avons aimé”, traduction libre, la mienne, des vers de Seferis. Les trois Grâces de la fontaine de la Com, donnant généreusement leur eau à une place qui cherche sa place, tout en jouant sa comédie... Ce ne sont pas des femmes, ce sont des qualités, et pourtant nous les reconnaissons, ces trois Grâces Divines, comme si c’étaient des personnes que nous eussions aimés, la Joie, la Beauté, l’Harmonie, où est-ce l’Amour?… Les Anciens Grecs, maîtres dans l’art de personnaliser l’impalpable… Apollon, ce jeune homme qui est ni plus ni moins que la Lumière Divine…
(fondu au blanc)
Troisième scène
(zoom d'Hitchcock, dit aussi effet Vertigo ; l’Agent Immobilier mène la Narratrice à Antigone, en passant par le Polygone; foule qui circule à toute allure; jeunes qui sollicitent vainement une réponse à une enquête; arrêt et zoom de mise en abyme sur une plaque en marbre, portant le nom de l’architecte, au pied de l’escalator).
La Narratrice: (qui ne cessera de se parler à elle-même, tandis qu’elle pénètrera dans le quartier d’Antigone et continuera à marcher dans ce quartier ; gros plan sur son visage): - Le nom de l’Architecte au pied des escaliers, comme si lui-même s’était offert en sacrifice à sa propre œuvre: Ricard Bofill, et non pas Ricardo, Ricard sans le o, car c’est un Catalan. Un compatriote! Au moyen âge le drapeau catalan flotta un temps sur le Parthénon; les Grecs nous ont survécus, de même qu’aux autres catastrophes…
Mais ô déception ! Ce n’est pas de l’architecture grecque, mais romaine. Grands espaces aux lignes rectangulaires, immeubles hauts et assez costauds, paysage architectural, comme dans les thermes de Caracalla, à Rome, et non architecture dans le paysage comme au Parthénon, à Athènes. Place du Nombre d’Or. Il faut que je vérifie si elle est conforme à la divine proportion euclidienne Phi égal à 1,618, j’ai oublié les décimaux interminables qui suivent. Mais cette place m’a l’air carrée… à vérifier… Ce quartier parait avoir été construit ou plutôt érigé par des patrices Romains cultivés pour une certaine plèbe cultivée, assez cultivés tous ensemble pour éprouver une certaine nostalgie de la Grèce Antique. Les Grecs, eux, n’ont jamais rien construit pour la plèbe, que je sache, et encore moins avec nostalgie…
On ne voit pas la mer mais elle pénètre à Antigone, mêlée à la brise marine, comme à Rome. Poséidon-Neptune lance son harpon (où est-ce un trident?) invisible, non pas en direction de la mer, mais vers le centre commercial, signe des temps…
(Zoom avant sur le visage puis l’œil et la pupille vide de Poséidon, jusqu’à ce que tout devienne vert de mer, puis noir)
Quatrième scène
(zoom arrière depuis l’écran noir pour laisser apparaître progressivement la pupille puis l’iris, enfin l’œil et le visage de La Narratrice, qui regarde par la fenêtre de son nouvel appartement à Montpellier une certaine perspective de la ville)
La Narratrice (se parlant à elle-même, avec les yeux bien ouverts pour regarder l’horizon, yeux qu’elle baissera de temps en temps): - Montpellier, ville grecque? Oui, ville grecque, mais à l’Écusson, qui monte à coups de ruelles torturées vers une hauteur qui mériterait de porter un temple grec.
Temple à construire, un peu plus haut que l’immeuble échelonné du Polygone et que le Carré Sainte Anne, cette église désacralisée, devenue salle d’exposition, dont je vois le toit tous les jours de ma fenêtre, juste devant mon ordinateur où je t’écris cet e-mail… Pour lui rendre son caractère sacré il suffirait d’y exposer de temps en temps un Van Gogh, par exemple… Temple à construire, peut-être, sur les murs sans fissure du Corum, ce mur à vocation d’espace public. Mur où serait emmurée une éternelle Antigone qui veille sur nous. Me viennent à l’esprit les mots d’Héraclite: “Ceux qui dorment ont des univers particuliers, mais ceux qui veillent sont tous ensemble ». Antigone: les yeux ouverts qui veillent au sein du mur…
(la caméra continue son zoom arrière, de manière à situer le spectateur de l’autre côté des vitres de la fenêtre, sur lesquelles on distingue, comme reflétée et superposée à celle de La Narratrice en plan rapproché épaule, l’image lointaine du Corum, du Polygone et du haut de la vieille ville, avec le toit de l’église Sainte Anne, et tout à fait à droite, en premier plan, l’Agora.)
La Narratrice (qui continue à écrire son e-mail) : - L’Agora, côté dionysiaque et théâtral de Montpellier, ville où les murs se font et se défont au long de l’histoire comme un grand décor de théâtre, où, par exemple, la place de la Canourgue a la forme de l’église qui n’y a jamais été construite, ville des murs en trompe-l’œil, ville changeante comme le fleuve d’Héraclite…
(mais ceci est une autre histoire et pour l’instant, laissons se dérouler les titres de crédit de notre court-métrage, avec tous les noms des participants à l’Atelier d’écriture, qui a lieu, vous l’aurez deviné, à Antigone. Ces noms apparaîtront sur la double image superposée de la Narratrice et de l’horizon qu’elle regarde de sa fenêtre, tandis que l’on entendra toutes à la fois, car c’est dimanche, les cloches de la cathédrale de Montpellier, et celles des églises des alentours…)
FIN